L’IA, facteur de déstabilisation de la liberté de la presse?

Chaque 3 mai, la Journée mondiale de la liberté de la presse est l’occasion de rappeler l’importance fondamentale d’une information libre, indépendante et pluraliste pour la démocratie. À cette occasion, l’UNESCO organise une conférence internationale réunissant journalistes, experts, chercheurs, représentants de la société civile et des États membres. En 2025, cette conférence se tient le 7 mai à Bruxelles, sur le thème «Informer dans un monde complexe – L’impact de l’intelligence artificielle sur la liberté de la presse et les médias». Une thématique actuelle qui a inspiré Solange Ghernaouti, membre de la Commission suisse pour l’UNESCO, à partager ses réflexions.
Informer n’est pas divertir
Les sites de médias synthétiques – dont des agents logiciels basés sur l’intelligence artificielle (IA) produisent des contenus sans intervention humaine, ni équipe éditoriale – ne peuvent réaliser un travail de qualité comme celui attendu des journalistes, véritables gardiens du réel, informant selon une éthique, une déontologie et une ligne éditoriale assumée. Il est précisé sur ces sites les déclarations de décharge totale de responsabilité, lesquelles sont souvent accompagnées des promesses de simplicité [1].
Se tenir informé exige un certain courage à opposer à la facilité et à l’ignorance, à moins de s’habituer et d’admettre un piètre niveau de qualité et de véracité de l’information et de privilégier le divertissement.
La liberté du consommateur de ne pas faire d’effort pour se tenir informé est-elle compatible avec la liberté d’informer et celle de la presse?
L’intelligence artificielle est un facteur de performance des campagnes de désinformation, d’influence et de manipulation psychologique. Sa capacité à produire des contenus vraisemblables rend difficile, voire impossible de vérifier l’origine d’une information, ou de contrôler si elle est intègre, authentique, sourcée, produite par une personne de confiance, ou résultant de systèmes d’IA qui agissent comme des boîtes noires selon des procédés inconnus et invérifiables. Pour alimenter les IA, le pillage des données, des contenus journalistiques et culturels comme celui des archives, est déjà effectif. Toutefois, aucune IA n’est en mesure de produire des informations sur un fait nouveau, comme le ferait un journaliste sur le terrain pour couvrir un évènement.
Pouvoir des géants numériques
L’accès aux médias dépend de plus en plus des plateformes numériques. Les médias s’alignent sur les logiques de l’industrie numérique (stratégie de référencement, de visibilité, de financement publicitaire, de collecte de données, d’interaction avec le consommateur, quand ils ne se transforment pas eux-mêmes en acteur du numérique, …) pour survivre. Leurs contenus doivent être conçus et formatés pour être promus, visibles, indexés, «digérables» par des IA selon les modalités déterminées et imposés par les géants de la Tech et leur vision du monde. Ces derniers maîtrisent, y compris par la captation des données et les techniques d’IA Générative, la majorité des éléments de la chaîne de création et de distribution des contenus multimédia.
Les médias s’optimisent pour correspondre aux attentes de leurs nouveaux intermédiaires et agrégateurs numériques (entre autres, en optimisant leurs coûts opérationnels, à travers la réduction et la précarisation des équipes rédactionnelles).
Selon Reporters sans frontières «la fragilisation économique des médias constitue l’une des principales menaces pour la liberté de la presse. Si les exactions physiques contre les journalistes sont l’aspect le plus visible des atteintes à la liberté de la presse, les pressions économiques, plus insidieuses, sont aussi une entrave majeure» [2]. Les pressions économiques sur les médias se concrétisent sur les journalistes.
La soumission de l’information au pouvoir de l’argent est rendue visible avec le passage du contrôle des médias par le capital, qui poursuit son changement d’échelle, du local vers le national, du national vers le continental, du continental au global, avec en parallèle, une sorte de transfert des capitalistes traditionnels vers les capitalistes de la tech. Ces changements se réalisent à des échelles jusqu’alors inconnues, dans un espace qui dépasse les États et leurs législations, dans un univers technologique dont la puissance en termes de surveillance et d’influence n’a jamais été aussi fort. Cela engendre en particulier une concentration extrême du pouvoir capitaliste et du pouvoir médiatique, lesquels soumettent le pouvoir politique avec des conséquences sur le pouvoir d’expression démocratique.
Mutations des pratiques
Ce sont les grandes plateformes numériques, les réseaux sociaux qui possèdent les capacités de contrôler tout ou partie du cycle de vie de l’information médiatisée et qui détournent les revenus publicitaires dont bénéficiaient auparavant les médias traditionnels.
Avec l’usage généralisé de l’IA (entraînant la fin d’une société de l’analyse), qui permet de générer de vrais-faux sites de médias, de la désinformation ou des avatars journalistes, les métiers du journalisme sont précarisés.
Les modèles économiques et d’amplification des plateformes sont conçus pour générer des interactions et de l’engagement des utilisateurs. Leurs orientations politiques façonnent les choix d’amplification et faire de l’audience passe par des influenceurs et par la production de vidéos courtes dont le format impose des simplifications excluant la possibilité d’exprimer des nuances, des subtilités ou différentes perspectives pouvant éclairer la complexité du monde et la pluralité des points de vue.
S’informer directement à partir des flux vidéo issus des médias sociaux, filtrés et relayés par des influenceurs n’est pas équivalent à la lecture d’un article de fond. Substituer l’analyse d’un article par la lecture de commentaires et d’opinions de 280 caractères, qui décontextualisent des contenus et qui peuvent être générés par des trolls et des chatbots, ne renforce pas la liberté de la presse.
Perspectives
Au regard des limites de l’IA, de leurs biais, de leurs fonctionnements opaques, de leur absence de responsabilité, de leur déontologie peu claire ou encore par exemple de leur incapacité à créer de l’information primaire et de leur appropriation abusive de contenus, un des défis de société est lié au contrôle de la véracité, de l’amplification et l’influence artificiellement fabriquée.
Au-delà des enjeux soulevés par l’asymétrie qui existe entre ceux qui conçoivent, commercialisent imposent l’IA et ceux qui en dépendent, il est urgent de mieux comprendre les conséquences et les manières dont l’IA modèle le fonctionnement des médias, modifie les métiers du journalisme et transforme le 4ème pouvoir.
Solange Ghernaouti
Membre de la Commission suisse pour l’UNESCO
[1] A titre d’exemple: https://www.thegenerativepress.com/ « NewsGPT. The unhuman truth » – « Welcome to NewsGPT. Your AI-powered source for fast, accurate worldwide news. Dive into the future of news, simplified »
https://newsgpt.ai/
[2] « L’indicateur économique du Classement mondial de la liberté de la presse continue de chuter en 2025 et atteint un niveau critique inédit. Conséquence: pour la première fois, la situation de la liberté de la presse devient “difficile” à l’échelle du monde ». Classement mondial RSF 2025
https://rsf.org/fr/classement
